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Dorothée Chifflot
De Guerre Lasse

 

 

Nouvelle noire primée en 1993 dans le cadre du concours de la nouvelle policière du festival Délits d’Encre de Saint-Nazaire

 


écrivez-moi !

Le crime, c’est de m’avoir abandonnée. D’être parti en chantant, en disant « je reviendrai » et de m’avoir laissée attendre. Rester. Attendre. Continuer. En même temps conserver, garder au chaud pour son retour.
Il ne fallait pas revenir. Il fallait me laisser mourir à vingt-cinq ans comme lorsque tu m’as quittée, toute jeune mariée. Cette que j’étais restée. Tu es revenu et tu as vieilli. Tu as des rides autour des yeux, que je ne connais pas. Ton visage a changé. Des formes sont apparues qui alourdissent tes traits. Ton visage s’est creusé. La lueur dans tes yeux aussi a disparu. Je l’avais gardée précieusement dans mon souvenir, mais toi tu l’as perdu, quelque part sur un champ de bataille. Tout cela on me l’a pris le jour de ton retour. On m’a même pris des choses que je n’ai pas vues.
Le crime c’est qu’on m’a rendue comme ça.

Il m’a dit en posant son sac avec un petit sourire, un reste de son air canaille : « j’ai vieilli ma bonne hein ? ». Il a rajouté d’un air grave et fatigué, en me regardant : « Toi, tu n’as pas changé, tu es toujours aussi belle. »

Il a levé les bras, je me suis approchée. Je me sentais tout encombrée par tout cet amour, notre complicité que j’avais conservée pour son retour. Pour lui. Il avait changé. Je me suis approchée. Il m’a prise dans ses bras. Il m’a regardée encore et il m’a serrée très fort. C’était un enfant dans mes bras, doux et tendre, fatigué, sa tête sur mon épaule. Il ne sentait plus comme avant.

Il ne fallait pas revenir. Ni poser tant de questions ! J’acceptais sans le connaitre ces années passées sans moi comme des femmes connues avant moi. Je ne voulais surtout pas savoir ! Avoir son passé chevauchant le mien.
Il ne fallait pas me le raconter. Ils n’ont plus la même longueur nos passés, plus la même épaisseur. Nous sommes mariés pourtant ! Pour lui le bruit et la fureur, pour moi le silence de cette grande maison étrangère, la pendule arrêtée deux ans après ton départ. Ta mère, je ne l’entends plus, là-haut, et le chien se cache dans son chenil. Lui aussi a attendu don maitre, la chasse au petit matin, l’air frais et les envols soudains. Le sang du gibier.

Pour lui la peur terrible, les prières désespérées et les courses folles entre les lignes, la fumée au-dessus de leurs têtes.
Pour lui perdu dans la nuit. Perdu, terrifié, noyé dans l’attente de ce dernier jour toujours remis au lendemain.
Pour moi, les nuits suivant les nuits, vissées à cette flamme du foyer, à cette petite flamme bleutée. La routine des jours. Ces jours qui se suivent, tous pareils. Un seul jour, en fait, depuis que tu as passé cette porte pour la dernière fois.

Tu t’es assis et rien ne s’est passé.

Ton sac gênait le passage dans la cuisine. Pendant que tu mangeais lentement, des miettes sont tombées sur la table. Tu m’as regardé curieusement à la dérobée, et de temps et temps, tu me souriais à demi quand tu croisais mon regard.
« C’est fou, rien n’a changé depuis mon départ », tu as dit.
L’horloge du salon est toujours arrêtée. Aucun bruit. Tu mangeais et je sentais mes os glacés dans ma chair comme si le froid remontait de la terre.

Tu a demandé où était ta mère. Elle dormait. Elle dort beaucoup depuis ton départ. Elle n’a jamais rien eu à me dire. On ne l’entend plus du tout.
Tu étais si fatigué. Je t’ai dit : « Il est tard, vaut mieux par la réveiller. Ca va lui faire un choc. Je lui dirai doucement demain. »
De toute façon, elle n’écoute plus !
Dans le lit, tu regardais le plafond. Tu suivais les lignes de la peinture qui s’écaille. « Comme j’ai rêvé de me retrouver ici, dans cette chambre ». Tu t’es retourné pour ajouter tout bas en me regardant : « avec toi ».

Mais tu n’as pas pu me faire l’amour. Je ne t’en veux pas. Je ne pouvais pas non plus. Je suis glacée. Je suis agacée. Toute cette place que tu prends dans ce lit, ces draps que tu froisses en te retournant. TU bouges, tu brises le silence de la nuit. Moi, je suis restée des nuits, immobile dans ces grands draps blancs. La nuit.

J’ai passé des lunes et des lunes à l’écoute, les yeux ouverts, dans la pénombre. Cette fausse obscurité de la nuit Là où tout est immobile, tout veille, pendant que les vivants s’absentent dans leurs rêves. J’ai attendu des lunes et des lunes.
Au début, je croyais saisir ton pas. Après, j’ai attendu que la nuit s’achève, parfaite, sans un bruit qui l’interrompe. Ainsi, elle ne comptait pas et c’était une autre nuit pourtant qui me rapprochait de toi.
Et ce soir, juste avant que je ne couvre le feu, tu es revenu.

Cette nuit-là, j’ai dormi dans tes bras. Je ne sais donc pas si la nuit a été parfaite. Cela m’a mise très en colère. Une fois, je ne sais plus quand, deux voleurs ont voulu rentrer dans la maison. Mais je dors avec ton fusil à mes pieds. Ils ne m’ont pas entendue venir. Ils sont allés dans le cagibi, au lieu, je pense, d’aller dans le salon. Je n’ai eu qu’à fermer la porte derrière eux. Tu pourras leur parler si tu veux. Moi j’ai trop peur. Et ils sont deux ! Ils ne fons plus beaucoup de bruit non plus.

Tu es descendu tôt ce matin. Tu as voulu aller chercher le pain. Je n’ai pas pu t’en empêcher. En passant devant le chenil, tu t’es arrêté et tu a sifflé. Mais Diane n’est pas sortie. Pourtant, j’ai été ouvrir la porte du chenil ce matin.
Tu as appelé plusieurs fois et puis tu m’as regardée. « Ce n’est rien, j’ai dit, elle se cache. » et je suis rentrée. Tu n’as pas dû bien entendre, car j’ai senti ton regard qui me suivait. Puis tu es parti. Une seconde fois.

Dans la cuisine, je tourne en rond, désespérée. Rien ne bouge ? Tout reste endormi. Tout reste pareil ! Rien ne se passe ! La goutte qui fuyait du robinet à cause du joint, tombe toujours régulièrement : flic flac floc. Comme une chanson sans air, sans mélodie. Ca n’a pas changé !

Au-dedans de moi aussi, rien ne s’est réveillé. Je suis glacée. Comme si un linceul m’avait soudain enveloppée. Comme si le vent collait contre moi un drap glacé. Je me suis aperçue dans le miroir au-dessus de l’évier. Je me suis approchée pour mieux me voir. Mais je ne me suis plus vue. Cette femme fatiguée n’était pas là hier ! Ce n’est pas possible que ce soit moi. Pendant des années, je n’ai pas pris une ride ! Mes cheveux étaient toujours aussi lumineux, si joliment coiffés. J’ai vieilli. En une nuit de sommeil dans tes bras.
Je suis perdue depuis ton retour. J’ai voulu reprendre ma routine habituelle, me rattraper pour arrêter le temps qui m’entraine. Mais je n’ai pas pu me calmer. Il ne fallait pas revenir. J’aurais préféré mourir à vingt-cinq ans, comme quand tu m’as quittée. Maintenant, je recommence à vieillir à toute vitesse et je n’arrive pas à arrêter le temps qui laboure mon visage et mon corps. Il faut que je prépare le déjeuner. Il faut que j’aille ouvrir la chambre de sa mère. Des jours que je ne l’ai pas entendue.
Il y a quelque chose qui ne va pas et qui me met en colère.
Toute cette animation, tous ces changements me font tourner la tète, me troublent et me paralysent un peu. Je suis restée là, assise dans la cuisine, immobile avec mal au cœur et la tête vide. Cela ne m’était pas arrivé depuis des années. Quand je me suis réveillée, ma décision était prise.

J’ai le droit de choisir ma vie. Je ne veux plus avoir à subir les bouleversements de l’existence. Il ne fallait pas revenir, avec un passé que j’ignore, qui anéanti ce temps que j’ai passé à attendre sans bouger. Toute seule. C’est un pléonasme, quand on attend, on est seul. On n’est plus, d’ailleurs. On est en suspens, dans un monde imaginaire, à essayer de te rejoindre sur ton chemin qui un jour te ramènera vers moi.

Tu vas revenir du village.

Seul le Foutu Bon Dieu sait ce qu’ils t’auront di ! Ils ne me regardent plus, ces derniers temps. Je pourrais tout aussi bien être invisible. Sauf le boucher et le boulanger. A cause des sous. Il faut bien vivre. Là-dessus, ils sont regardants, pas de problème ! Je sais qu’ils ont dit que je maltraitais le chien parce qu’il a tant pleuré après ton départ. Et puis ensuite parce qu’il ne sortait plus du chenil, j’avais fermé la porte ! Ils ont dit aussi qu’on ne voyait plus ta mère. Elle est si vieille. Elle ne voulait plus sortir. Elle aussi, elle m’a toujours considérée comme une étrangère.
Et quand ils me demanderont des nouvelles, je dirais que tu es reparti. Que tu avais une autre femme, une autre vie.

Il n’aurait pas fallu revenir. J’ai moins froid. Le silence remonte peut à peu. Comme tant de fois depuis des lunes, j’ai cru entendre ton pas sur le chemin. Le coup de feu va résonner longtemps, je le sais. C’est si fort un coup de feu, si violent. Surtout dans le silence. Mais c’est la guerre. C’est un vrai crime que cette guerre.

 
© 1993 Dorothée Chifflot
Publié en 1997 dans le coffret « 10 Petits Noirs » aux éditions Délits d'encre.
 
© 2001-2012 Dorothee Chifflot.com
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